Si des réserves avaient été émises dans notre assemblée quant au choix du thème BD, tous étaient ravis de la découverte, et la soirée s'est prolongée plus que de coutume...
Vous vous êtes toujours demandé ce que peut
bien chanter Lucky Luke quand, à la fin de chaque album, il part dans le soleil couchant vers
d’autres aventures ? Nous avons la réponse ici. Pour la circonstance, un certain Pat Woods
lui prête sa voix. Nous ne savons rien de lui. Dommage… Mais passons à la
suite.
*Voyage aux îles de la Désolation, d’Emmanuel Lepage
Ed. Futuropolis – 2011
En mars et
avril 2010, Emmanuel Lepage a embarqué sur le navire ravitailleur Marion Dufresne pour un voyage de
plusieurs semaines dans les Terres australes et antarctiques françaises (TAAF).
Jadis surnommé «îles de la Désolation», l’archipel des Kerguelen est le plus
connu de ces confettis d’empire, égarés dans l’immensité de l’océan à des milliers
de kilomètres de toute terre habitée. Sauvages, inhospitalières et
mystérieuses, ces lointaines possessions battues par les tempêtes ne comptent
pour humains que des scientifiques de toutes disciplines, qui y passent parfois
plusieurs mois, et quelques militaires ou contractuels chargés d’en faire
fonctionner les bases. Mais en fait de désolation, c’est plutôt à un
émerveillement permanent que nous sommes conviés. Ce livre est un carnet de
bord alliant l’intimité du noir et blanc à la flamboyance des couleurs, dans
une alternance de vues rapprochées – qui témoignent des relations humaines tissées
dans ce bout du monde – et de plans larges offrant aux paysages l’espace
nécessaire pour nous éblouir.
Il faut vraiment être passionné pour passer six mois dans ces
îles où la violence des vents empêche toute présence d’arbres ! Les
illustrations font rêver. Paradoxalement, l’utilisation du dessin rend ce
carnet de voyage plus réaliste et plus informatif que celle de la photographie
ou de l’image télévisée. Une équipe d’Arte a aussi fait le voyage. Je serais
curieuse de comparer son reportage à ce magnifique album – HL
Les petits riens, de Lewis Trondheim (7 tomes : La
malédiction du parapluie, Le syndrome du prisonnier, Le bonheur
inquiet, Mon ombre au loin, Le robinet musical, Deux ou
trois mois d’éternité, Un arbre en furie)
Ed. Delcourt, 2006 à 2015
Cette série
particulièrement sympathique n’est rien
d’autre qu’une sorte de journal intime narrant les pérégrinations quotidiennes
d'un Lewis Trondheim – autoreprésenté sous la forme d’un étrange personnage à
tête de perroquet – hypocondriaque, anxieux, philosophe, mais toujours plein
d’un humour pince-sans rire. On est ici dans la chronique du «pas grand-chose»,
de l’événement infime et dérisoire qui, finalement, constitue le tissu de notre
vie à tous. Le regard que porte Trondheim sur ses semblables est d’autant plus
attachant qu’il n’est jamais arrogant, car il se considère lui-même comme un
acteur du ridicule qu’il sait décrire avec tendresse et poésie.
Lewis Trondheim (français comme son nom ne
l’indique pas) a obtenu en 2006 le grand prix du festival de la bande dessinée
d’Angoulême pour l’ensemble de son œuvre, ce qui me paraît amplement mérité.
J’ai dévoré avec délice la totalité de cette chronique drôlatique, qui a pour
mérite non seulement de nous faire rire, mais aussi d’être graphiquement très
belle et pleine d’originalité – SV
*Un océan d’amour, de Wilfrid Lupano et Grégory Panaccione
Ed.
Delcourt-Mirages, 2014 - (Prix BD Fnac 2015)
Chaque
matin, Monsieur part pêcher au large des côtes bretonnes. Mais ce jour-là,
c’est lui qui est pêché par un effrayant navire-usine. Pendant ce temps, Madame
attend. Sourde aux complaintes des bigoudènes, convaincue que son homme est en
vie, elle part à sa recherche. C’est le début d’un périlleux chassé-croisé, sur
un océan dans tous ses états. Cette histoire muette, mais avec moult mouettes,
joue avec jubilation des ingrédients incontournables du folklore breton (jamais
Madame n’abandonnera sa coiffe, même dans les plus ébouriffantes des épreuves).
Sur plus de 200 pages, l’histoire revient à son point de départ sans le moindre
dialogue, ce qui est une belle preuve de savoir-faire.
J’ai beaucoup aimé l’absence totale de «bulles»
et cette manière de raconter une histoire en ne comptant que sur
l’illustration. C’est plein d’une poésie un peu loufoque, par exemple dans le
parti pris de ne représenter le poisson que sous forme de boîtes de conserve,
même en mer ! Tout cela donne un récit charmant et très frais – M-CH
*Le sursis, de
Jean-Pierre Gibrat (2 tomes)
Ed. Dupuis/Aire libre, 1997-1999
Dans la petite ville de Cambeyrac, en Aveyron, la guerre perturbe peu les
habitants jusqu'à l'ordre de mobilisation
générale et l'apparition de patrouilles allemandes. Julien Sarlat,
appelé pour le Service du travail
obligatoire, déserte et se cache dans le vieux pigeonnier du village avec l’aide de
sa tante. Le train dans lequel il devait se trouver ayant été la cible d'une
attaque, il est considéré comme mort. Du pigeonnier, il assiste à son propre
enterrement et devient le témoin privilégié de la vie des villageois, partagés
entre résistance et sympathie pour l'occupant. Il en profite également pour
observer la jolie Cécile, dont la robe rouge illumine ses journées par ailleurs
bien monotones.
Malgré la noirceur
du thème, c’est un récit qui sait aussi être très gai. L’utilisation de toute
la palette des couleurs est très judicieuse, car elle montre qu’en dépit d’un
contexte on ne peut plus périlleux, la «vraie vie» continue quoi qu’il arrive. L’histoire fourmille
d’anecdotes lui donnant beaucoup de réalisme. C’est très humain, et j’ai
beaucoup aimé. – DM
*Pablo, de Julie Birmant ; ill.
Clément Oubrerie (T1. Max
Jacob, T2. Guillaume Apollinaire, T3. Matisse, T4. Picasso)
Ed. Dargaud – 2012 à 2014
Quatre tomes, sur les débuts du
peintre à Montmartre, de 1900 et 1910, et qui s’achèvent avec une toile
emblématique : « Les Demoiselles d’Avignon », première toile cubiste
du peintre.
Pablo a 19 ans lorsqu’il arrive à
Paris, ne parlant pas français. L’exposition universelle bat son plein, Paris
vibre et bouillonne. La narratrice n’est autre que Fernande Olivier, la muse et
la compagne des sept premières années : vie de bohème, vie intime, cartomancie,
soirées poésies, fumeries d’opium, boxe, tout est décrit par le menu… Elle est
le fil conducteur du récit, et l’auteure nous fait mesurer l’impact et le rôle
fondamental de cette femme dans le développement du peintre.
Chaque album est centré sur un
proche, qui a marqué Pablo de son empreinte : le poète Max Jacob, amoureux
fou du Catalan ; Guillaume Apollinaire et Gertrude Stein, marchande
d’art ; Matisse, qui se fait appeler Cher Maître…, et pour finir
Braque, à l’origine du cubisme. Picasso n’eut de cesse de vouloir se
démarquer. Il y parvient et s’impose dans le dernier tome de la série, à la
veille de 1914.
A peine terminé, on se
prend à vouloir recommencer le voyage. La série dépeint et fait vivre des
lieux, des personnages, un univers, une époque ; la richesse documentaire et la
psychologie des personnages secondaires en sont une dimension essentielle. Clément Oubrerie nous offre de véritables tableaux et des mises en page
spectaculaires, à commencer par l’arrivée de Pablo sous la porte monumentale de
l’exposition universelle. Superbe !!!- GA
*Les
vieux fourneaux,
de Wilfrid Lupano ; ill. Paul Cauuet (T1. Ceux qui restent, T2.
Bonny and Pierrot, T3. Celui qui part)
Ed. Dargaud – 2014-2015
Bien qu’ils frisent les 80 automnes,
Pierrot, Antoine et Mimile sont restés des galopins adeptes du parler cru et du
politiquement (très) incorrect. En Don Quichotte version anarchiste, Pierrot
mène sa vie à 100 à l’heure, au sens
propre comme au sens figuré. Antoine est
mû par deux passions : la haine de l’injustice sociale et le souvenir de
sa chère Lucette, dont les funérailles ouvrent la série. Quant au débonnaire
Mimile, c’est un ex-forban tatoué de pied en cap. Vieux, ces trois-là ? Allons
donc ! Bouillant de commettre un crime passionnel rétroactif, Antoine se
lance dans un road-movie haletant (Tome 1) avant de se reconvertir dans
l’attentat gériatrico-écologiste, tandis que Pierrot est tourneboulé par la quête
d’une femme-pirate disparue depuis 1963 et mystérieusement ressuscitée (Tome
2). Et enfin, nous connaîtrons la principale aventure vécue jadis par Mimile,
et surtout la raison qui, en 1955, l’envoya bourlinguer des Philippines à la Tasmanie
(Tome 3).
Je
reconnais ne pas raffoler des BD, mais celle-ci a de quoi dérider les plus
réfractaires, tant ces vieux messieurs si peu tranquilles nous font constamment osciller entre hilarité et émotion.
Rarement châtiés, leurs dialogues recèlent quelques pépites à la Michel
Audiard. Exemple : «J’ai déjà eu honte dans ma vie, comme ça, en amateur.
Mais depuis deux jours, j’ai vraiment l’impression d’être passé professionnel» (Pierrot, Tome 3, p. 61). Cela vaut tous
les commentaires – SW
*Je, François Villon, de Luigi Critone, d’après le roman de Jean Teulé
(T1. Mais
où sont les neiges d’antan, T2. Bienvenue chez les ignobles,
T3 à sortir)
Ed.
Delcourt – 2011-2014
Villon est
peut-être né le jour de la mort de Jeanne d'Arc. On a pendu son père et
supplicié sa mère. Il a appris le grec et le latin à l'université de Paris. Il
a joui, menti, volé dès le plus jeune âge. Il a fréquenté miséreux et nantis,
étudiants, curés, prostituées, assassins, poètes et rois. Aucun sentiment
humain ne lui était étranger. Des plus sublimes aux plus atroces, il a commis sous
la plume de Teulé tous les actes qu'un homme peut commettre. Il a échappé de
peu au gibet de Montfaucon et, condamné au bannissement, a disparu un matin sur
la route d'Orléans. Il a donné au monde des poèmes puissants et mystérieux, et
ouvert cette voie somptueuse qu'emprunteront à sa suite tous les autres poètes
: l'absolue liberté. Mais attention : il s’agit bien ici d’un roman, et
non d’une biographie rigoureuse.
Fidèle au roman de Jean Teulé, la BD en atténue
aussi la violence barbare, surtout dans le tome 2. J’ai beaucoup aimé la
qualité du dessin et de la couleur, que Luigi Critone a adaptés au récit avec
justesse et sensibilité, ce qui en fait la valeur principale. Cela dit, et
malgré les nombreuses citations du poète, on retrouve rarement le jaillissement
instinctif et la fraîcheur qui font le charme des œuvres de Villon – NM
La BD et surtout le roman ont le grand mérite d’éclairer
les vers de «maître François», rarement compréhensibles de nos jours, et la brutalité
de leur contexte. Bravo. Mais fallait-il pousser la fiction à ce niveau de
monstruosité ? Les rares bribes dont disposent les historiens ébauchent de
Villon un portrait certes peu recommandable, mais dépourvu des principales abominations
que lui prête Teulé. Ces excès nuisent à la crédibilité du propos. Je n’en
attends pas moins avec intérêt le tome 3, où l’on verra le poète prendre
conscience de la gravité de ses actes – SW
Silence ,
de Didier Comès
Ed. Casterman, 1980 (version originale en noir
et blanc) et 2001 (version colorisée en deux tomes)
L'action se
situe à Beausonge, un petit village imaginaire des Ardennes belges. « Silence », un jeune homme
muet et simple d'esprit, est l'homme à tout faire de l'odieux et brutal Abel
Mauvy, riche agriculteur très influent dans le village. Il pense comme il parlerait et comme il écrit, avec des fautes
d'orthographe. Silence ignore la haine et, malgré les mauvais traitements que
lui inflige son maître, garde l'esprit et le cœur purs. Mais Beausonge, qui
cache bien des secrets, deviendra pour Silence à la fois le lieu de son
initiation et de sa perte. Mis au courant par celle qu'on appelle ''La
Sorcière'' de sa véritable histoire, Silence l'innocent traversera les épreuves
sans céder à la haine et sera vengé sans se salir.
La belette, de
Didier Comès
Ed. Casterman, 1981
Deux
citadins, Gérald et Anne, viennent de s’installer à Amercoeur, un village des
Ardennes belges, en compagnie de leur fils Pierre, un adolescent autiste. Les
premiers contacts avec les habitants –dont une femme étrange toute de noir
vêtue, surnommée «la Belette» sont difficiles et parfois houleux. Mais la tension
s’avive lorsque Gérald, réalisateur de télévision très condescendant vis-à-vis
des «superstitions» locales, décide de réaliser un documentaire sur les anciens
rites sorciers toujours vivaces en milieu rural. Sur fond de non-dits et de
vieilles haines toujours à vif, les événements étranges se multiplient. Et la
nouvelle grossesse d’Anne devient un enjeu dans les affrontements invisibles qui
secouent ce coin de campagne.
Le parallèle est évident entre ces deux
chefs-d’œuvre de la bande dessinée et la douloureuse histoire personnelle de
Comès. Né en 1942 près de Verviers et décédé en 2013, il doit aux circonstances
de l’époque son prénom de Dieter, francisé en Didier à la Libération. Le
déchirement dû à ses deux cultures (allemande par son père et francophone par
sa mère) saute aux yeux dans l’univers sombre et souvent fantastique de ses
œuvres. De surcroît gaucher contrarié, ce qui n’arrange rien, il ne s’est
jamais senti à l’aise dans le monde où il vivait. Voilà des livres que je
fréquente depuis longtemps. Ils ne me font plus peur, mais j’ai toujours autant
de mal à les quitter – MM
*Les titres précédés d’un astérisque sont disponibles à la bibliothèque.
Le prochain Cercle de Lecture se réunira le vendredi 8 avril à 20h00
avec pour thème : "la trahison"